- Chapitre 1 -
Pendant l'Occupation, Jacobs participe au journal pour enfants Bravo !, pour lequel il produit essentiellement dessins et illustrations. Bravo ! publie également des bandes dessinées américaines, parmi lesquelles Flash Gordon d'Alex Raymond. En 1942, le matériel américain cesse de parvenir au journal. Jacobs est alors chargé de poursuivre l'histoire en cours, à partir de scénarii inventés par le traducteur des bandes de Raymond. Mais cinq semaines plus tard, la censure allemande interdit la série. Bravo ! passe alors commande à Jacobs d'une aventure proche de celle de Raymond, mais entièrement conçue et réalisée en Belgique. C'est ainsi qu'est créé Le Rayon U, dont chacun des personnages correspond à l'un des prEdgar P. Jacobs & Le Secret de l'Explosionotagonistes de Flash Gordon. Il n'est pas inutile de remonter à ces premiers travaux pour comprendre comment la structure du strip et de la page s'est peu à peu mise en place chez Jacobs. Il est curieux de constater que les auteurs de bande dessinée d'alors accordaient bien peu de valeur à leurs travaux. En effet, le Flash Gordon de Jacobs, tout comme Le Rayon U, fut conçu sur un modèle de deux strips (bandes) de trois cases ; trente ans plus tard, en 1974, lorsque Le Rayon U fut réédité dans le magazine Tintin et publié en album, il fallut restructurer cette première œuvre complète de Jacobs en pages de trois strips de trois cases. Pour ce faire, une page au format Bravo ! toutes les trois pages fut déstructurée, de telle sorte que le premier strip de la seconde page du format Bravo ! achève la première page du format album, tandis que le second strip de la seconde page Bravo ! venait former le premier de la seconde page de l'album (voir la figure 1 et l'illustration 1 - Les figures et illustrations sont disponibles dans la version pdf de l'introduction, version qui peut être téléchargée grâce au lien figurant en haut de page ). Or, dans certains cas, Jacobs utilisait des motifs et des décors similaires sur les deux strips consécutifs d'une même page Bravo !, composant ainsi un effet visuel d'ensemble. On comprend qu'en accolant ainsi à deux bandes montrant des figures similaires une troisième hétéroclite, on altère le travail de l'auteur, et ceci pour pour deux raisons. D'une part parce que l'on dénature les deux premiers strips en leur accolant un troisième hétérogène, et d'autre part on dissocie ce troisième strip de celui qui était censé l'accompagner et qui se retrouve en haut de la page suivante. Tout ceci ne semble pas avoir gêné outre mesure Jacobs, qui, revenant sur cette opération dans Les Mémoires de Blake et Mortimer, n'estime ces explications nécessaires que « pour les "puristes" », sous-entendant ainsi que de telles modifications apportées à son travail ne sauraient le remettre en cause pour la grande majorité de ses lecteurs. Il faut toutefois préciser qu'un tel point de vue, si tranché, n'a pas toujours été celui de Jacobs. Six années plus tôt, il expliquait à François Rivière dans une interview publiée par Les Cahiers de la Bande dessinée, que la refonte tardive du Rayon U était due à l'impossibilité de reproduire dans le magazine Tintin le format original de Bravo !. « Certaines gens m'ont reproché de ne pas reproduire Le Rayon U sous forme d'archives », admet Jacobs, avant d'estimer que la première raison de la réécriture de cette œuvre tenait à « un impératif commercial ». La refonte des textes en était la seconde. En définitive, Jacobs se satisfait de cette réédition remaniée : « réellement, je crois que ce qui a été fait est bien fait ». De plus, la réécriture partielle du Rayon U n'est pas une première chez Jacobs. En 1950, lors de l'édition en album du premier volume du Secret de l'Espadon (alors publié en deux tomes), le maître belge avait pris sur lui de recomposer et de partiellement redessiner les dix-huit premières pages de cette première Aventure de Blake et Mortimer. Ces dix-huit premières pages ont été reproduites en réduction dans l'ouvrage de Claude Le Gallo, Le Monde de Edgar P. Jacobs. Quoi qu'il en soit, Le Rayon U est organisé selon une structure ou matrice paginale fort classique : la planche est divisée en deux bandes de trois cases dans sa version Bravo !, ou trois strips de trois cases dans sa version en album (voir la figure 2). Cette organisation très régulière produit des cases systématiquement verticales, adaptées aux plans rapprochés et à la fragmentation temporelle. La planche six, où Mac Duff découvre la trahison du pseudo-lieutenant Harrison est un bon exemple de cette construction très régulière (consulter l'illustration 2). Si la page au format Bravo !, apparaît comme un ensemble cohérent, propice à des développements graphiques uniformes, lesquels constituent l'environnement visuel de la page, le strip, en tant qu'unité séquentielle, semble également être déjà clairement identifié par Jacobs, comme on peut le constater à la troisième planche du Rayon U : le premier strip présente une réunion entre le major Walton et le professeur Marduk au ministère des Affaires étrangères de Norlandie ; le second strip met en scène une tentative de sabotage par le capitaine Dagon, devant le ministère, sur la voiture du major ; enfin, le troisième strip montre le capitaine Dagon se substituant au lieutenant Harrison. À chacun des trois strips correspondent une unité de temps, de lieu, et d'action. Cela dit, une telle décomposition séquentielle entre les différents strips d'une même page est loin d'être systématique dans Le Rayon U. La matrice élémentaire de deux strips de trois cases (ou de trois strips de trois cases), effectivement employée telle quelle à certaines pages, est cependant très souvent sujette à variations, et ceci dès la première planche de l'album. Pour pallier les insuffisances d'une structure si régulière, Jacobs procède fréquemment à la fusion de deux cases d'un même strip de manière à en obtenir une plus longue. Le même procédé, appliqué aux trois cases de la bande, permet à l'auteur de produire, à deux reprises, de très longues cases, susceptibles de représenter des plans plus vastes, voire des panoramiques, seuls en mesure d'accueillir des perspectives plus éloignées. On observera ainsi les immenses brontosaures habitant les marécages à la planche sept, et un combat aérien entre de nombreux avions planche quarante-deux. Cette dernière planche du Rayon U (voir la figure 3) est assez intéressante, en ce qu'elle montre bien les rivalités qui existent entre la vision tabulaire de la page et sa lecture en strips. Plutôt réussie, cette planche apparaît globalement très équilibrée par la grande case panoramique qui occupe le second strip et donne un axe horizontal à l'ensemble de la page. Pourtant, il est certain que la considération globale de la page n'a pas été le moteur de cette composition : de fait, la planche telle que nous la connaissons aujourd'hui a été remontée à partir de deux pages de la version initiale de Bravo !. Ce sont plus probablement les exigences de la représentation du combat aérien, nécessitant tout à la fois une image panoramique et vaste, susceptible d'exprimer le grand nombre des appareils, l'importance et la durée de l'affrontement sans multiplier les cases sur une ou plusieurs planches, qui ont conduit Jacobs à fusionner les trois cases du strip, plus que l'équilibre et l'esthétique de la page vue dans son ensemble. La fusion horizontale de plusieurs cases ne pose pas vraiment de problème de mise en page, puisqu'elle ne heurte pas le principe de composition adopté par Jacobs, à savoir une matrice de trois bandes par planche. Certes les trois cases de chaque bande disparaissent suite à la fusion de deux ou trois vignettes, mais pas complètement. En effet, les cases fusionnées sont toujours des "multiples" des cases simples. Mais Jacobs ne s'est pas contenté de cette fusion horizontale. Il procède également, à plusieurs reprises, à des fusions verticales de deux cases placées l'une au-dessus de l'autre, dans deux strips successifs. Très allongée en hauteur, la case qui en résulte se prête bien à la représentation de grands reptiles (tyrannosaure planche huit, serpent géant planche douze et quatorze, vol de ptérodactyles planche dix-huit) ou d'architectures monstrueuses (grotte planche quinze, arbres planche vingt, tigre empalé planche vingt-deux, tour planche vingt et une, statues planche trente-cinq). Mais si elle possède des mérites certains en ce qui concerne la représentation qu'elle héberge, la fusion verticale de deux cases appartenant à deux strips différents pose fréquemment des problèmes de lecture. En liant deux unités distinctes, elle comble le fossé qui les séparait et entraîne donc une lecture simultanée des deux unités. Le lecteur se trouve pris dans un processus paradoxal de lecture : il lui faut considérer que les deux strips sont deux sous-séquences distinctes et, dans le même temps, en faire une lecture unique. À l'examen, certaines pages présentant de telles fusions verticales se montrent très délicates à appréhender. C'est par exemple le cas de la planche dix-huit (voir la figure 4), qui raconte l'affrontement entre le professeur Marduk et les ptérodactyles. Dans la première case (premier strip), les ptérodactyles « fondent sur le savant » ; « celui-ci saisit aussitôt son pistolet » en case deux (strip un). Mais l'arme s'enraye et Marduk cherche « son salut dans la fuite » à la case trois, qui initie le strip deux, tandis que « d'autres oiseaux surgissent » dès la case suivante, dans le même strip. À partir de cette dernière vignette, la lecture que ne peut manquer de faire le lecteur diverge de celle qu'il lui faudrait effectuer pour suivre le bon déroulement de la séquence. En effet, rien n'empêche l'œil de suivre le parcours auquel il est accoutumé, et, en conséquence, le regard glisse jusqu'à la dernière case du strip, qui s'avère s'ouvrir également, par le bas, sur le troisième strip. Or, dans cette vignette, on aperçoit, bien aligné dans le prolongement des deux premières cases du second strip, Marduk emporté par un ptérodactyle. Ce qui pose un gros problème de sens puisque, en poursuivant la lecture, on arrive à la première case du dernier strip, qui montre le professeur courant pour échapper aux reptiles volants (« Si je ne trouve pas promptement un abri, je suis perdu... », songe-t-il). Il y a donc un hiatus : le professeur est-il encore libre, ou déjà prisonnier ? En poursuivant la lecture (case six), on apprend qu'il est « trop tard ». Enfin, le regard débouche une seconde fois sur la grande case verticale (sept) et rencontre alors l'insert textuel qui décrit la situation et confirme la capture de Marduk. Une lecture conforme au déroulement de la séquence nécessite que le lecteur passe directement de la seconde case du deuxième strip à la première du troisième strip. Mais le strip est une unité cohérente, qui n'est pas susceptible naturellement d'une telle rupture de lecture. Ni l'appréhension séquentielle de cases successives, ni la contemplation globale de la planche ne sont en mesure de modifier la lecture normale qui progresse strip par strip. L'exemple de la planche dix-huit est loin d'être unique ; dans la plupart des cas, l'apparition de ces grandes cases verticales pose des problèmes de lecture. Planche quatorze, la case verticale, qui représente le grand serpent bleu, dressé et menaçant, est cette fois placée à gauche, initiant la lecture des strips deux et trois. Or, dans la seconde case du troisième strip, on apprend que le serpent en question, que Lord Calder vient de quitter, « se tord dans les flammes » ; la description ne convient en aucune mesure à la représentation du serpent dans la case verticale qui précède. Aux planches quinze, vingt, vingt-deux et trente-cinq, des hiatus apparaissent également lors d'une lecture détaillée. La composition est plus osée encore à la planche douze, puisque la case verticale provenant de la fusion des deux premières vignettes des strips deux et trois mord même légèrement dans le premier strip. La lecture n'en est que plus compliquée, à l'image d'ailleurs du serpent enlaçant inextricablement les branches de l'arbre gigantesque que les aventuriers ont fait choir. Il n'est guère qu'aux planches huit et trente et une que le procédé ne pose pas de problème majeur. Dans les deux cas, la case verticale prend place à gauche des deux strips. Elle est donc lue deux fois, en amorce de chacun des deux strips. Or, dans ces deux planches, la représentation qui y prend place (le tyrannosaure planche huit et la tour du peuple singe planche trente et une) supporte sans difficulté la double lecture, probablement parce qu'elle décrit une scène générique (la bête qui avance, les singes à l'assaut de la tour), et non pas une action spécifique prenant une place bien précise dans l'ordre séquentiel. Le fait est que Jacobs ne refera que rarement usage de ce procédé qui consiste à fusionner deux cases appartenant à deux strips successifs : après l'avoir utilisé huit fois dans son premier ouvrage, il ne l'emploiera qu'à sept reprises dans l'ensemble de ses albums suivants. On en trouvera trois occurrences dans le second volume du Mystère de la Grande pyramide (planche trente-quatre, peu satisfaisante, planche trente-sept, moins problématiques parce qu'elle décrit une scène générique, et planche quarante-cinq), une dans La Marque jaune (planche trente-cinq, ne permettant pas une lecture satisfaisante de la page), deux autres dans L'Énigme de l'Atlantide (planche neuf et trente- deux, la première fort maladroite et la seconde plus judicieuse), et une encore dans L'Affaire du Collier (planche quarante-neuf, qui ne pose pas de problème de lecture particulier). En résumé, au terme du Rayon U, Jacobs dispose, pour la composition de ses planches, de l'appareillage suivant : une matrice de deux strips de trois cases, la fusion de deux ou trois cases horizontales, appartenant au même strip, la fusion verticale de deux cases superposées, appartenant à deux strips successifs. Ce dernier outil de composition ne paraît cependant pas convainquant. L'outillage de Jacobs est donc à ce moment fort classique et des plus sommaires. Pourtant, très rapidement, dès son premier album, Jacobs va mettre en œuvre un procédé inédit dont le raffinement et la complexification progressifs vont apporter à certaines de ses œuvres ultérieures une rare sophistication en termes de composition.
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