Introduction

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De Mortimer, on a gardé la mémoire de l'invention de l'Espadon, cette arme redoutable, grâce à laquelle le monde évitera le joug de la tyrannie. Cette découverte fera de Mortimer un savant reconnu, estimé par ses pairs. Malgré une carrière riche de péripéties, on ne lui connaît pas d'autres inventions de cette ampleur. Pour Mortimer, l'Espadon est une œuvre fondatrice.

   De L'Espadon, Jacobs tirera lui aussi une notoriété qui ne s'est pas démentie depuis. Mais sa découverte, elle, n'a pas encore été mise à jour, alors même que ses effets se font sentir bien au-delà de son œuvre.

   Si l'invention de Jacobs est restée mal connue, c'est qu'elle a été éclipsée par celle de Mortimer. Plus exactement, que le premier effet de la découverte du professeur, assourdissant et éblouissant, masque par son éclat la principale conséquence de la découverte de Jacobs. Et pour cause : la concordance entre les deux découvertes est totale. Non contents d'entamer leur étude respective au même moment, les deux hommes l'achèvent ensemble. Mieux encore : les effets paroxystiques et ravageurs des deux inventions s'exercent exactement au même endroit, à la page cinquante-trois du troisième volume de l'actuelle édition du Secret de l'Espadon.

   On connaît relativement bien l'Espadon, ses mérites et tout ce qu'il a de novateur en matière de science aéronautique et militaire. Mais quelle est l'invention de Jacobs ? Quel mystère recouvre l'embrasement de l'empire de Basam Damdu ? Qu'a donc découvert Jacobs sur sa table à dessin ?

   Il est encore trop tôt pour en livrer les clés. Pour mettre cette découverte en lumière, nous irons progressivement, en commençant par les premiers ouvrages de Jacobs pour en descendre le cours. Notre démarche se trouvera facilitée par plusieurs des mérites de l'œuvre du dessinateur belge. D'abord, son homogénéité. Ensuite, comme l'a fait remarquer Bruno Lecigne, c'est une œuvre classique, et donc, dans un sens, apaisée. Son importance et son impact sur l'ensemble de la production constatée dans sa sphère géographique sont avérés, et les discussions à son égard en sont moins virulentes. D'autant que sa continuation actuelle montre à la fois l'intérêt réitéré des lecteurs à son endroit, mais également celle des auteurs, et des éditeurs. Enfin, c'est une œuvre, et prendre une œuvre pour point de départ est la cause de nombreuses satisfactions : de rendre un hommage, de mettre au premier plan une belle chose et de n'argumenter qu'en second, autrement dit de ne pas oublier ce que nous aimons avant tout au profit de constructions structurelles et théoriques qui n'ont pas d'attraits en tant que telles. À l'inverse, cet ancrage indéfectible dans une œuvre précise interdit les extrapolations générales, qui prendraient selon toute probabilité un ton trop audacieux et se verraient facilement prêter le flanc à la critique.

   S'il n'est pas possible d'offrir si tôt les clés de l'invention de Jacobs, il est indispensable d'ouvrir quelques pistes en appliquant dès à présent notre attention sur la façon dont il organise ses dessins les uns avec les autres, autrement dit sur les méthodes de composition qu'il adopte, et sur la façon dont il les fait évoluer. La place de la composition dans l'art de la bande dessinée est reconnue depuis longtemps déjà. Ainsi, par exemple, dans son intervention à Cerisy en 1988, Antonio Altarriba estimait-il que « l'agencement des vignettes, leur distribution globale sur la page et les relations qu'elles tissent entre elles, voilà ce qui détermine largement le contenu et ce qui fournit à la bande dessinée l'essentiel de son identité ».

   Par composition, on entend généralement deux choses. D'abord l'agencement des figures qui occupent la représentation, voire la façon dont ces figures se répondent d'une représentation à l'autre, puisque la bande dessinée est constituée d'une multitude de représentations successives. De nombreux auteurs se sont déjà penchés sur l'agencement de ces figures, comme Will Eisner ou encore Duc. C'est, par exemple, dans cette composition-là qu'il faut loger la pratique consistant à orienter les personnages vers la droite pour accompagner le glissement de l'œil du lecteur, ou au contraire à les placer à rebours, lorsqu'on souhaite s'y opposer.

   Mais la composition, c'est aussi l'agencement des vignettes (on dit aussi cases, voire même rectangles), les unes par rapport aux autres. Une façon de produire du sens en plaçant une représentation à gauche d'une autre, ou au-dessus, un sens qui serait autre si l'ordre était modifié. Ce que nous appelons composition est souvent qualifié de « mise en page ». Il en va ainsi, par exemple, de Thierry Groensteen qui fait de la mise en page « l'une des deux opérations fondamentales de l'arthrologie », laquelle a pour objet l'ensemble des relations qui existent entre les images. Benoît Peeters reprend également cette qualification de « mise en page ».

   Cet agencement des vignettes les unes par rapport aux autres s'effectue au sein d'une zone bien déterminée, un « multicadre ». Cette zone de composition, c'est d'abord le plus grand espace continu et homogène contenant des vignettes. Un espace qu'il est possible d'embrasser d'un seul regard. Autrement dit la page, ou planche, éventuellement la double page. De là d'ailleurs l'expression de « mise en page ». Mais l'espace de composition, c'est aussi la bande, le strip, c'est-à-dire un ensemble horizontal de vignettes qu'on lit en suivant globalement une trajectoire de gauche à droite. « Bande horizontale qui est le premier niveau de regroupement des vignettes », précise Thierry Groensteen. Très curieusement, le strip est connu, et pourtant souvent minoré. Chez Jacobs, nous verrons qu'il joue un rôle de premier plan, ce qui nous conduit d'ailleurs à éviter l'expression de « mise en page » pour lui préférer le terme de « composition ».

   Figures, case, bande et page sont donc quatre éléments fondamentaux de la composition. Mais il en est d'autres, et notamment la gouttière, également dite « espace intericonique » ou « intercase ». Il s'agit d'une zone neutre entre les cadres des vignettes, blanche chez Jacobs, se fondant dans le blanc de la page initialement vierge. Nous retiendrons son rôle dans la composition comme un espace qui sépare des vignettes, mais également des ensembles cohérents de vignettes. Les variations de cet espacement organisent des regroupements cohérents de vignettes qui, dès lors, doivent être conçus comme des espaces ou des sous-espaces de composition.

   Tous ces composants de la composition, nous ne leur chercherons pas de définition, mais nous les considérerons comme posés. Outre que de nombreuses définitions en ont déjà été données, un tel projet nous entraînerait nécessairement au-delà de l'œuvre de Jacobs. Et à chaque jour suffit sa peine.

   Ces choses étant dites, il convient de mentionner une difficulté technique que nous avons rencontrée : l'absence d'édition de référence pour l'œuvre de Jacobs. Si cet auteur belge est un classique, et il n'est pas le seul, il lui manque, à lui comme aux autres, une édition que l'on pourrait dire scientifique, et sur laquelle on s'entendrait. Éventuellement enrichie de notes précisant les modifications successives apportées aux ouvrages, une telle édition aurait l'immense mérite de fixer une pagination à laquelle tout un chacun pourrait se reporter. Bien sûr, à partir de La Marque jaune, Jacobs a veillé à numéroter ses planches. Mais tel n'est pas le cas du Secret de l'Espadon, sur lequel nous nous penchons longuement. De plus, les pages de cet ouvrage ayant été initialement publiées dans un magazine, la succession régulière des planches dans les éditions en livre n'a plus rien à voir avec le rythme initial qui fut le leur. Nous espérons que ce problème technique n'affectera pas la lecture de ce qui suit.

   Enfin, pour nous appuyer sur des fondations solides, nous avons procédé à de nombreux relevés (dimensions, proportions, assemblages, etc.), lesquels nous ont ensuite permis une analyse statistique de certains aspects de la composition chez Jacobs (évolution de la fragmentation, incidence des cases textes selon les ouvrages, variation du nombre des vignettes par page, etc.). Une telle analyse statistique, graphiques à l'appui, n'est pas fréquente, et nous espérons qu'elle ne rebutera pas le lecteur. Que celui-ci sache qu'elle n'a jamais été une intention préétablie de notre étude, mais qu'il est apparu en cours de travail que seule une vision systématique permettrait de lever certains doutes, d'établir certaines certitudes. Cela étant, l'approche statistique offre des valeurs aisément comparables et facilite la perception d'une évolution. Quant aux graphiques, ils sont incomparablement plus confortables à lire que de longues files de chiffres. Il faut tout de même signaler que les mesures prises l'ont été sur des ouvrages imprimés ; reproduites, les planches originales ont nécessairement subi des altérations, susceptibles de modifier les proportions et les dimensions des tracés. Un éditeur faisant bien son travail aura toutefois conservé les mêmes déformations proportionnelles tout au long d'un même ouvrage, ce qui devrait amoindrir les inquiétudes que l'on peut avoir. Toutefois, il convient de préciser que nous n'avons pas eu accès aux planches originales. Dernier avertissement : dans la multitude des relevés que nous avons faits (ils se comptent en milliers, voire en dizaine de milliers), malgré les vérifications, il n'est humainement pas possible d'affirmer que nous n'avons pas fait d'erreurs. Inévitables, elles devraient cependant rester de l'ordre de l'anecdote, et donc sans incidence sur les valeurs moyennes qui servent aux statistiques.

    Les dix chapitres de cet ouvrage peuvent être dissociés en deux grandes parties. Les sept premiers proposent une relecture de l'œuvre de Jacobs. La question fondamentale de la fragmentation y est vite abordée. Le moment marquant de cette relecture réside sans conteste au cinquième chapitre qui revient sur le cataclysme qui ravage l'empire de Basam Damdu, le despote fou du Secret de l'Espadon. La seconde partie s'attache à replacer l'œuvre de Jacobs au sein des réflexions plus globales sur la bande dessinée. Si le chapitre neuf revient sur cette question récurrente de la place du texte dans les Aventures de Blake et Mortimer, le lecteur s'attardera sur le septième chapitre, où sont précisément discutés certains concepts touchant à la composition dans la bande dessinée.


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