Correspondances

20 février 2005 - Harry Morgan à Renaud Chavanne
27 février 2005 - Renaud Chavanne à Harry Morgan
27 février 2005 - Harry Morgan à Renaud Chavanne
28 février 2005 - Renaud Chavanne à Harry Morgan
1er mars 2005 - Renaud Chavanne à Harry Morgan
4 mars 2005 - Harry Morgan à Renaud Chavanne


20/2/05

Cher Renaud Chavanne,

   Philippe Morin m’a fait tenir votre ouvrage sur Jacobs, pour que je le notule par avance dans le Petit Critique 2e édition, auquel je mets la dernière main.
   [...]
   Je vous fais part de quelques remarques de première lecture.
   [...]
   Vous devriez préciser quelque part, par ex. dans une note à la fin de l’intro que quand vous écrivez, sans précision, « la gauche », « la droite », c’est celle du lecteur. Un personnage tourné « vers la droite », n’est pas tourné vers SA droite, mais vers la droite DU LECTEUR.
   [...]
   P. 39 à 41 . Excellente remarque sur la composition de la planche 26, strip 3 du Tome 2 de L'Espadon. Vous pourriez faire, pour appuyer, la remarque que ces personnages qui se regardent d’une case à l’autre échappent à la logique référentielle. Après « Ceux de la case supérieure sont tournés... dans l’autre sens, vers la gauche » vous pourriez rajouter une phrase du type : « C’est bien la logique de la composition qui prévaut ici et non celle du référent. Tous les personnages sont de trois-quarts. Il est vraisemblable qu’ils apparaissent tels qu’ils sont vus par leurs vis-à-vis. La première rangée de savants est donc celle que voit l’amiral lorsqu’il tourne la tête vers sa droite. En toute logique, ils devraient alors le fixer en tournant le regard vers la gauche de l’image. Mais ils regardent vers la droite. » Et si vous voulez expliquer jusqu’au bout, vous pourriez rajouter : « La logique compositionnelle recherche l’intrication maximale au sein de l’unité qu’est le strip. Ceci explique la vision centripète du personnage périphérique (l’amiral) et le chassé-croisé des regards des savants : si ceux de la case deux regardaient vers la case un et ceux de la case trois vers la case quatre, il y aurait une césure. »

   Suit une remarque très importante

   P. 43 et suivantes. La figure/structure/composition/parcours en Z est une notion difficile à comprendre. Un lecteur innocent comprend le Z comme représentant le parcours de l’œil dans la lecture d’un strip de forme 1/2/1. Tout strip 1/2/1 est donc en Z. A telle enseigne que dans vos figures on voit de grands Z p. 26 et p. 37. Du coup on ne comprend pas comment (p. 48) « certaines structures 1/2/1 font l’économie d’une composition en Z ». Explication : en réalité pour vous, il n’y a figure/structure/composition/parcours en Z que si ce balayage de l’œil est en quelque sorte balisé ou indexé dans le strip par les positions des personnages (en clair s’ils regardent dans des directions opposées dans les cases 2 et 3). C’est ce que vous appelez « soutenir cet agencement... par l’organisation des figures ».

   Je crois qu’il faudrait trouver un nom spécifique pour cette occurrence remarquable. Je suggère, mais c’est bien lourd, « figure/ structure/composition/parcours en Z indexé(e) » et « indexation de la (du) figure/structure/composition/parcours en Z », en réservant « figure/structure/composition/parcours en Z » pour le parcours de l’œil dans tout strip 1/2/1.

   Idem p. 84 et ss. Constructions en double Z et en N inversé indexées. Ou constructions indexées en double Z et en N inversé. (Mais je vous reparle dans un moment de ce double Z.)

   P. 44, légende de la figure 9, phrase « L’opposition des figures... champ/contre-champ, etc. » Vous voulez dire si je vous suis bien : « Le retournement des figures », « l’inversion des figures » Mais la phrase ne se justifie pas ici puisque la figure schématise des exemples à un seul personnage. Il n’y a donc pas « deux personnages se faisant face ».

   P. 47 (et dans tout l’ouvrage). L’expression (tirée de la théorie du cinéma) champ/contre-champ pose un problème puisqu’au cinéma on n’enfreint pas en théorie la règle dite des 180 degrés, c’est-à-dire qu’on ne passe pas, d’un plan à l’autre, au-delà de la ligne qui donnerait l’impression que les personnages ont permuté. Or c’est précisément ce que fait Jacobs dans l’exemple que vous reproduisez : permutation des personnages.

   Idem p. 86-88, et figure 21. Champ/contrechamp alors que Li et Mortimer permutent systématiquement.

   P. 48-50. Vous êtes ici très tributaire de Duc, je crois, avec l’idée que les mouvements doivent se poursuivre d’une case à l’autre, forme élémentaire de ce que Groensteen appellerait l’arthrologie restreinte (donc l’avion devrait s’écraser case 4, terme de la trajectoire de la case 2), et aussi quelque peu intégriste dans la coïncidence entre la mise en page et la narration. Si l’avion s’écrase sous la case précédente, on doit lire selon vous qu’il chute « comme une pierre, à la verticale ». N’est-ce pas un peu schématique ? De même, vous êtes gêné par la répétition de l’image de l’avion au sol (raison pour laquelle vous voulez lire de la case 2 à la case 4). Mais la BD doit-elle reconstituer les mouvements de façon aussi diagrammatique, impact/chute/cassage de bois, et, qui plus est, en prolongeant les trajectoires d’une case à l’autre ? En résumé, vous vous montrez dans toute cette page quelque peu puriste. Ce n’est pas nécessairement un défaut, mais vous quittez un peu la théorie narratologique pour entrer dans l’esthétique, en manifestant ce qui selon vous serait un style narratif concis et efficace.

   Suit une remarque très importante

   P. 57 à 59. Vous devriez trouver d’autres noms pour ces cas particuliers de 1/2/1 avec des récitatifs séparés par des gouttières. Un 2/2/2 ou un 2/3/2 par exemple est un 1/2/1 qui n’a de remarquable que les fameuses gouttières sous les récitatifs. Ce n’est pas du tout une catégorie nouvelle, comme les 2/1/2 dont vous traitez à partir de la p. 71. Il y a ici une grande source de confusion.

   Pourriez-vous renoncer à nommer ces dérivés du 1/2/1, en supprimant les noms de la figure 13 et en récrivant les pages 57 et ss pour qu’il ne soit plus question de « 2/3/2 », ni d’« abandon du 1/2/1 », mais seulement de 1/2/1 auxquels on ajoute un récitatif scindé. Ce serait beaucoup plus clair.

   D’autant que vous ne faites rien de spécial de ces 2/3/2 et autres, outre les identifier. (Vous ne posez pas - et vous avez raison de ne pas la poser - l’équivalence : une case est une case, qu’elle contienne du texte oui du dessin ou les deux.)

   P. 56 figure 12. (Même idée.) Je ne trouve pas les histogrammes très justes puisque, encore une fois, vous admettez que dans le Piège et le Collier les vignettes fragmentées sont des 1/2/1 modifiés par des rectangles de textes (c’est évident au regard de la figure 46, p. 231). Autrement dit, il y a une aberration statistique due au fait que dans ces albums Jacobs met systématiquement des espaces intericoniques pour séparer les récitatifs des cases. (Je m’étais cassé le nez là-dessus, moi aussi, je vous fais profiter de mon expérience !) Il faudrait refaire vos histogrammes en comptant comme une seule catégorie les 1/2/1 et les 1/2/1 dérivés de la figure 13 ,et en mettant une autre catégorie pour les autres types de strips fragmentés (les 2/2, les 2/1/2 et autres). Par contre, les histogrammes de la p. 129 figure 28 sont très bien.

   Suit ma remarque la plus importante

   P. 87, figure 21, p. 89 et ss, construction en W et en U. J’ai l’impression qu’il y a ici un coup de force théorique. La flèche de parcours de lecture n’est pas du tout la même que dans tout ce qui précède. Dans ce qui précède, la flèche décrit un parcours conventionnel d’une vignette à l’autre, chacune étant supposée réduite à un point dans un plan. C’est ce qui produit grosso modo un Z (dans le cas d’une 1/2/1, encore que la branche en diagonale devrait être plutôt verticale) ou un N renversé (dans le cas d’une 2/1/2). Mais tout change brusquement.

   Je suis déjà gêné par votre double Z. Je ne comprends pas comment apparaît ce double Z, qui est un N renversé déguisé (p. 85, figure 20 A et B).

   Pire : p. 87, figure 21, vous donnez pour votre double Z un parcours précis, dont je ne comprends pas du reste s’il est obtenu par le balisage des têtes, celui des bulles ou les deux, et qui diffère de plus de son modèle de la p. 85 figure 20 A (dont, encore une fois, on ne comprends pas pourquoi il n’est pas un N renversé).

   Je ne comprends pas davantage comment sont obtenus les W et les U. Je reprends la p. 90, illustration 11. On lit bien dans l’ordre des cases, 1, 2, 3, 4, ce qui correspond au même N renversé que l’illustration 10 de la p. 89. Vous parlez seulement, pour expliquer le W de l’illustration 11, de la composition. C’est donc la proximité des têtes du capitaine Li case 3 et du professeur chinois case 5 qui vous induit à les lire « ensemble » ?

   Et p. 92, comment obtenez-vous la suppression du récitatif jaune de la case 3 ? Pour autant que je vous suive, vous identifiez une structure en W, et, comme dans vos structures en W on ne remonte pas jusqu’en haut, vous faites abstraction du récitatif de la case 3. Il y a ici une pétition de principe (vous commencez par postuler ce que vous voulez démontrer).

   Dernière remarque que vous fera forcément un lecteur savant : comment connaissez-vous le parcours de lecture dès lors que celui-ci est un tracé précis à la surface du strip et non plus un modèle conventionnel ? Vous êtes ici dans une observation empirique, qu’il faut par conséquent établir. Il y a plus ou moins dix-quinze ans, Christian Alberelli (qui était à Grenoble à l’époque, je crois), faisait joujou avec un appareil à enregistrer les mouvements oculaires, avec l’idée de reconstituer le parcours de l’œil du lecteur d’une planche. A ma connaissance, ça n’a jamais rien donné.

   En résumé, je trouve cette partie (p. 84-96) très spéculative et prêtant le flanc à la critique.

   Je cherche comment l’améliorer.

   Je pense d’abord que vos W et vos U (en tous cas les exemples que vous reproduisez) se caractérisent par la symétrie. (La symétrie est ce que vous appelez équilibre à partir de la p. 133, mais elle s’étend ici au contenu, et pas seulement au multicadre.) P. 90 illustration 11, p. 92, illustration 12, cette symétrie est parfaite. (Mêmes personnages au même endroit des cases correspondantes, mais avec une inversion droite-gauche). Dès lors, on est dans l’utilisation décorative de Peeters, mais cette décoration (dont le vecteur est la symétrie) ne s’arrête pas à la planche mais intègre le contenu.

   De là on pourrait tirer prudemment l’idée que la visée décorative s’oppose dans une certaine mesure à la visée narrative. (Dans une certaine mesure seulement, parce que Jacobs adore nous faire le coup d’un strip, voire d’une planche qui se lit absolument normalement et dont on découvre par une lecture tabulaire qu’il/elle est parfaitement symétrique. Vous avez parfaitement vu cela puisque vous calculez des pourcentages de pages équilibrées dans les albums).

   Et de là, on pourrait tirer, encore plus prudemment, l’idée de certains frottements de la lecture et en particulier de confusions dans l’ordre de lecture des vignettes. Donc je titrerais p. 84 « Construction en N renversé » (en oubliant le double Z) et p. 89 « Les frottements de la lecture » ou quelque chose comme cela, et je prendrais comme fil conducteur la visée décorative et son vecteur, la symétrie (symétrie s’étendant aux personnages), et les autres lectures qu’elle permet, qui sont parfois vraisemblables, comme vous en faites l’excellente remarque.

   Je m’excuse si je vous parais très pointilleux, mais comme vous le voyez, il se pose ici des problèmes méthodologiques et, là-dessus,soyez sans crainte, on ne vous loupera pas.

   Tout à fait d’accord par contre avec la suite de ce chapitre (à partir de la p. 96 « Le centre de toute compréhension ».)

   Tout à fait d’accord aussi avec toutes vos remarques sur l’équilibre (p. 133-165). Une seule restriction. Il me semble que vous ne distinguez pas très clairement des bandes asymétriques mais gardant une symétrie, de bandes totalement libres. Les exemples que vous reproduisez p. 151 de déséquilibres par fragmentation restent régis par l’impératif de symétrie. La fragmentation est même une façon de « tricher » pour ajouter une case sans renoncer à la symétrie. Si je vous suis bien, vous mettez cela au même compte qu’une planche totalement asymétrique comme (je donne un exemple au hasard) les p. 30 et 31 de L’Atlantide. Du coup, vos piques (p. 190) contre Peeters, Baetens et Mouchart, qui insistent sur la symétrie chez Jacobs, font un peu pinaillage. C’est tout de même une caractéristique essentielle de l’œuvre jacobsienne ! Et, quoique vous ne le disiez jamais clairement, la structure ternaire du strip jacobsien découle selon vous de cet impératif de symétrie. (La vignette du milieu constitue l’axe de la planche, d’où ces planches-totems où les cases sont comme clouées sur ce poteau central.)

   J’ai peu de remarques à vous faire sur la théorie que vous invoquez (p. 165-209) — matrice de Peeters, de Groensteen, linéarité/tabularité de Fresnault — pour la raison que je les ai déjà faites dans le livre un de mes Principes. En gros je déclare ces outils théoriques dépassés. Vous illustrez cela assez bien sur l’exemple.

   Dernières remarques p. 217 et ss, je suis gêné par l’utilisation du substantif « les narratifs » pour « les textes narratifs » ou « les récitatifs ». Je mettrais « les récitatifs ». Expression dégagée par Fresnault, au sujet de Jacobs, précisément. Tout le monde comprendra.

   Enfin :

   Tenez-vous à des précisions telles que « Du reste elle est fort réussie, ce qui n’ôte rien et rend l’analyse plus agréable » (p. 182) ?

  Voilà, c'est tout. Pour le reste, je n'ai pas de remarques à faire. Juste des grands coups de chapeau à vous décerner.

   Amitiés,

   Harry Morgan


27/2/05

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   Bonsoir M. Morgan,

   De retour après une semaine d'absence, je découvre votre message et m'empresse donc d'y répondre, ne serait-ce que brièvement.

   C'est que vos remarques nécessitent une étude approfondie, et que je ne peux donc mener à bien en une soirée.

   En attendant, recevez mes très sincères remerciements pour votre lecture et vos commentaires. Je suis honoré de vos efforts.

   [...] Sans entrer pour le moment dans le détail, je me permets d'évoquer immédiatement plusieurs difficultés. [...] Ensuite que la seconde et définitive mouture est désormais calée à 90%. Autrement dit, les modifications que je suis désormais en mesure de faire ne doivent pas engager de changement de pagination. J'en suis donc réduit à des petites touches, sauf à repartir pour trois à quatre mois de travail, ce qui me serait difficile.

   Je regrette vivement ne pas avoir pu vous associer au processus de relecture, auquel ont contribué Jean-Philippe Martin, Evariste Blanchet et Dariusz Kaczynski.

   Je vais donc tâcher de faire au mieux.

   D'ici là, je vous livre immédiatement quelques réponses à vos remarques. Celles que je peux faire rapidement. Les autres viendront plus tard.

P. 43 et suivantes. La figure/structure/composition/parcours en Z est une notion difficile à comprendre. Un lecteur innocent comprend le Z comme représentant le parcours de l’œil dans la lecture d’un strip de forme 1/2/1. Tout strip 1/2/1 est donc en Z. A telle enseigne que dans vos figures on voit de grands Z p. 26 et p. 37. Du coup on ne comprend pas comment (p. 48) « certaines structures 1/2/1 font l’économie d’une composition en Z ».

  Je vois. Mais il est précisé quelques lignes plus bas (page 47) que « la structure en Z est récurrente chez Jacobs, mais peu fréquente. [...] Pour autant, cette structure semble bien porter le type 1/2/1 à son point d'excellence. » En outre, je précise par ailleurs que Jacobs ne semble pas avoir théorisé les principes qui ressortent de son oeuvre. Une lecture a posteriori analytique peut donc dégager des systèmes découverts mais non formulés explicitement par le dessinateur.

   Cependant, votre remarque me pose un problème. Si effectivement quelque chose résiste à la compréhension, c'est que l'explication est maladroite. A la relecture, ce passage ne me semble pourtant pas difficile, et il n'a pas fait l'objet de remarque des autres relecteurs. Pourriez-vous le relire à nouveau et me confirmer si le défaut que vous lui trouvez se confirme ?

Explication : en réalité pour vous, il n’y a figure/structure/composition/parcours en Z que si ce balayage de l’œil est en quelque sorte balisé ou indexé dans le strip par les positions des personnages (en clair s’ils regardent dans des directions opposées dans les cases 2 et 3).

   Oui, c'est effectivement une des solutions. Mais pas la seule. Des lignes directrices, des dominantes chromatiques peuvent également appuyer le sens de lecture. Il ne s'agit pas nécessairement de visages de personnages, même si c'est le cas la plupart du temps chez Jacobs.

C’est ce que vous appelez « soutenir cet agencement... par l’organisation des figures ».

   Il faut bien sûr entendre « figures » au sens large. Pas nécessairement “visage”.

Je crois qu’il faudrait trouver un nom spécifique pour cette occurrence remarquable. Je suggère, mais c’est bien lourd, « figure/ structure/composition/parcours en Z indexé(e) » et « indexation de la (du) figure/structure/composition/parcours en Z », en réservant « figure/structure /composition/parcours en Z » pour le parcours de l’œil dans tout strip 1/2/1.

   « Construction en Z » ne vous semble-t-il pas plus facile à mémoriser ? La coïncidence entre la composition des vignettes, des figures et le parcours de lecture est expliquée dans le commentaire.

P. 44, légende de la figure 9, phrase « L’opposition des figures... champ/contre-champ, etc. » Vous voulez dire si je vous suis bien : « Le retournement des figures », « l’inversion des figures » Mais la phrase ne se justifie pas ici puisque la figure schématise des exemples à un seul personnage. Il n’y a donc pas « deux personnages se faisant face ».

   Les schémas A, B et C illustrent en effet des exemples où l'on ne trouve qu'un seul personnage. Mais pas nécessairement le premier schéma, où figure la flèche en Z. La figure 10 de la page 47 montre un exemple où la structure en Z est due à la représentation de plusieurs personnages.

P. 47 (et dans tout l’ouvrage). L’expression (tirée de la théorie du cinéma) champ/contre-champ pose un problème puisqu’au cinéma on n’enfreint pas en théorie la règle dite des 180 degrés, c’est-à-dire qu’on ne passe pas, d’un plan à l’autre, au-delà de la ligne qui donnerait l’impression que les personnages ont permuté. Or c’est précisément ce que fait Jacobs dans l’exemple que vous reproduisez : permutation des personnages.

   Vous avez raison. Mais je n'ai pas d'expression de rechange, alors autant utiliser celle-ci.

   On m'a beaucoup reproché l'usage de certains termes issus de l'analyse cinématographique. Notamment la notion de caméra, sur laquelle vous revenez également. En l'occurrence, je croyais avoir supprimé ce mot. Je vais vérifier.

Suit une remarque très importante
P. 57 à 59. Vous devriez trouver d’autres noms pour ces cas particuliers de 1/2/1 avec des récitatifs séparés par des gouttières. Un 2/2/2 ou un 2/3/2 par exemple est un 1/2/1 qui n’a de remarquable que les fameuses gouttières sous les récitatifs. Ce n’est pas du tout une catégorie nouvelle, comme les 2/1/2 dont vous traitez à partir de la p. 71. Il y a ici une grande source de confusion.


   Je ne sais pas. Je ne suis pas certain que vous ayez raison. D'abord on ne peut formellement pas confondre un 1/1/1 avec trois narratifs en haut des cases avec un 2/2/2 où les trois cases supérieures ne seraient occupée que par du texte. Si la fragmentation du narratif n'est pas du même ordre que la fragmentation de la représentation, elle ne peut pas être non plus niée.

   Par ailleurs, il se pourrait très bien que nous trouvions ailleurs que chez Jacobs des 2/2/2. Les modèles que l'on localise chez Jacobs existent chez d'autres auteurs. Il est intéressant de les identifier.

Pourriez-vous renoncer à nommer ces dérivés du 1/2/1, en supprimant les noms de la figure 13 et en récrivant les pages 57 et ss pour qu’il ne soit plus question de « 2/3/2 », ni d’« abandon du 1/2/1 », mais seulement de 1/2/1 auxquels on ajoute un récitatif scindé. Ce serait beaucoup plus clair.

   Plus clair, peut-être, mais pas plus exact. Et la profusion des modèles de fragmentation doit être mise en avant.

D’autant que vous ne faites rien de spécial de ces 2/3/2 et autres, outre les identifier.

   Pour le moment. Chaque chose en son temps.

(Vous ne posez pas - et vous avez raison de ne pas la poser - l’équivalence : une case est une case, qu’elle contienne du texte oui du dessin ou les deux.)

   Je ne sais pas. A l'inverse, il me semble inexact de dire qu'une case contenant du texte n'est pas une case. Comment définissez-vous la case ?

P. 56 figure 12. (Même idée.) Je ne trouve pas les histogrammes très justes puisque, encore une fois, vous admettez que dans le Piège et le Collier les vignettes fragmentées sont des 1/2/1 modifiés par des rectangles de textes (c’est évident au regard de la figure 46, p. 231). Autrement dit, il y a une aberration statistique due au fait que dans ces albums Jacobs met systématiquement des espaces intericoniques pour séparer les récitatifs des cases. (Je m’étais cassé le nez là-dessus, moi aussi, je vous fais profiter de mon expérience !) Il faudrait refaire vos histogrammes en comptant comme une seule catégorie les 1/2/1 et les 1/2/1 dérivés de la figure 13 ,et en mettant une autre catégorie pour les autres types de strips fragmentés (les 2/2, les 2/1/2 et autres).

   Vous n'avez pas tort, je le confirme. Mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec votre point de vue, qui considère que si une vignette est occupée par du texte, elle a un rôle négligeable et ne doit donc pas être prise en considération.

   Elle n'a probablement pas le même rôle qu'une vignette occupée par une représentation. Mais il est trop tôt pour lui nier le rôle de vignette. Du point de vue de la composition (des cases), elle joue un rôle strictement similaire. D'où, à ce propos, mes développements ultérieurs consacrés au texte.

Suit ma remarque la plus importante

   Il vaut mieux que je m'arrête là pour ce soir. D'autant que j'ai déjà sauté par dessus quelques une de vos remarques.

   Puis-je me permettre une sollicitation ? Attendez la suite de ma réponse pour réagir, si vous le souhaitez. Sinon, nous allons nous emmèler.

   Avec à nouveau de très grands remerciements.

   Renaud Chavanne


27/2/05

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Si je comprends bien, vous avez trouvé mon mail au retour d'un voyage et vous avez passé plusieurs heures à commencer à y répondre !

   Maintenant j'ai l'impression d'être un monstre qui envoie des messages interminables à des gens qui n'ont rien demandé.

   Prenez tout le temps qu'il vous faut pour lire mes remarques et y répondre. Mon seul souci est naturellement de rendre votre théorie inattaquable et je crois qu'on peut y arriver sans du tout chambouler la maquette ni passer des mois à récrire l'ouvrage, au prix de quelques interventions judicieuses. (Tel titre, telle phrase.) Vous avez compris que le fait qu'il se crée de façon indépendante une véritable littérature savante sur la BD est une chose qui me tient personnellement à cœur.

   J'attends donc vos remarques sur mes remarques.

   Cordialement,

   Harry


28/2/05

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Si je comprends bien, vous avez trouvé mon mail au retour d'un voyage et vous avez passé plusieurs heures à commencer à y répondre !

   Rien demandé, ce n'est pas si sûr. Lorsque l'on rend publique une réflexion, par exemple par le biais d'un livre, on s'expose. C'est risqué et plaisant à la fois. A mon avis, en la matière, l'ignorance est pire que la remise en cause.

Mon seul souci est naturellement de rendre votre théorie inattaquable

   Vous allez bien plus loin que moi !

Vous avez compris que le fait qu'il se crée de façon indépendante une véritable littérature savante sur la BD est une chose qui me tient personnellement à cœur.

   Je partage votre sentiment.

   Venons-en à nouveau au fait. J'ai relu une nouvelle fois votre eMail, et voici une nouvelle vague de remarques qui me vient à l'esprit. Je vais essayer cette fois de rester au niveau des principes généraux, sans entrer dans le détail d'éventuelles corrections, que je remets encore une fois à plus tard.

   Vos commentaires portent globalement sur quelques points importants me semble-t-il. A savoir :
   - La douloureuse question du parcours de lecture ;
   - La difficile problématique du texte,
    d'autant plus sensible que nous commentons l'œuvre de Jacobs ;

   - La symétrie, ou équilibre.

   Voici donc comment je vois les choses :

   La question de l'ordre de lecture est infiniment passionnante, et très loin d'être épuisée. Je n'ai en aucun cas la prétention de clore le sujet, mais seulement d'apporter une pierre qui disparaîtra rapidement dans l'ensemble de l'édifice. Bref.

   D'abord, concernant votre remarque sur les expériences de capture mécanique des mouvements oculaires du lecteur et votre interrogation :

Comment connaissez-vous le parcours de lecture dès lors que celui-ci est un tracé précis à la surface du strip et non plus un modèle conventionnel ?

   Je ne m'attache pas réellement à la pratique du lecteur. Ce qui m'intéresse plutôt, c'est le dispositif construit par l'artiste qui manifeste une intention vis-à-vis de son public. L'oeuvre a été conçue pour être vue, et, puisque nous parlons de bande dessinée, pour être lue. Jacobs, on peut le parier, a souhaité que le lecteur commence sa lecture à un certain endroit, pour ensuite continuer par un chemin plus ou moins précis. Probablement plus que moins. En l'occurrence, le lieu du démarrage était vraisemblablement la première page, la première case. Cela étant, il s'est attaché à conduire le lecteur. Il a certainement voulu gagner sa confiance. Une confiance aveugle, qui entraîne l'abandon du lecteur à l'artiste. Quitte à ce que se dernier perde ensuite le lecteur en multipliant les pièges et les fausses pistes. Mais ce n'est pas trop la politique de Jacobs à mon sens.

   Ce que veut l'artiste est une chose. Ce que fait le public de l'œuvre en est une autre que je laisse de côté, en considérant que le public m'est ressemblant, c'est-à-dire brave et pas le mauvais bougre qui ferait tout à l'envers. Oublions donc les appareils pour suivre les divagations de l'oeil du lecteur et mettons-nous plutôt à la place de l'auteur (s'il a du succès, c'est que ça marche, n'est-ce pas ?).

   Prenons une situation simple. Trois cases sur une bande. Si l'on fait abstraction de l'éventuelle observation globale et initiale des trois cases, la lecture attentive, celle qui vise à décrypter le sens qui se construit dans ces trois cases, commencera à la première case, pour passer ensuite à la seconde, puis à la troisième. Le passage de case en case prendra ainsi schématiquement la forme d'un vecteur horizontal orienté vers la droite.

   Je pense que dans la quasi-totalité des bandes, tout autre parcours de lecture mènera à un décryptage ne permettant pas l'émergence du sens tel qu'il a été conçu initialement par l'auteur.

   Ce vecteur décrit le parcours de lecture d'une case à l'autre. Il ne décrit pas le parcours de lecture au sein même de la vignette. Le lecteur peut très bien batifoler au sein de la vignette avant de passer à la suivante, celle de droite.

   Je signale au passage que certaines écritures fonctionnent ainsi. Je cite : « Le han'gûl [coréen] n'est pas linéaire. Alphabétique, il est aussi syllabique. Chaque syllabe s'inscrit dans un carré imaginaire, où les lettres se tracent de gauche à droite et de haut en bas, la consonne finale éventuelle se plaçant au-dessous de l'initiale et de la voyelle ». Cela étant, les syllabes elles-mêmes s'organisent soit en lignes verticales, déroulées de droite à gauche, soit en lignes horizontales, déroulées de gauche à droite et toujours de haut en bas [cf. l'article de Daniel Bouchez dans Histoire de l'écriture, Flammarion].

   J'admets même, et sans difficulté, que le lecteur puisse sauter de la première vignette à la dernière, attiré par exemple par une tâche colorée, par une certaine rythmique des motifs, et ainsi de suite.

   Mais je maintiens qu'il faudra à un moment ou à un autre passer de la case 1 à la 2, puis de la 3 à la trois. Sauf volonté explicite et contraire de l'artiste.

   Ceci étant dit, que se passe-t-il dans une fragmentation de type 1/2/1, modèle qui est historiquement le premier à apparaître chez Jacobs ?

   Il se trouve que dans ce type de construction, le parcours de lecture ne pose aucun problème. Nous lisons normalement la case la plus à droite, puis la vignette supérieure du centre, la vignette centrale inférieure et la vignette de droite.

   Je représente ce trajet par un Z. Effectivement, on pourrait préférer une ligne verticale pour le passage de 2 en 3, comme vous le suggérez :

C’est ce qui produit grosso modo un Z (dans le cas d’une 1/2/1, encore que la branche en diagonale devrait être plutôt verticale)

   On peut également remarquer que le premier des trois segments du Z peut être légèrement incliné (de bas en haut), de même que le dernier. C'est juste.

   L'avantage du Z c'est que : (1) il n'est globalement pas inexact, (2) il est facile à nommer, puisqu'une lettre suffit, (3) la lettre est imagée et (4) c'est précisément une lettre et donc un signe de langage, ce qui me convient. N'oublions pas l'ombre.

   Le 1/2/1 est une structure simple, mais terrible efficace, car d'une évidence totale. Ce n'est pas tout à fait le cas du 2/1/2 (pourquoi ne pas passer directement de la premier vignette à la troisième), encore moins du 2/2. De même, les 1/2 et 2/1, pourtant si pratiqués dans la bande dessinée, sont beaucoup plus problématiques.

   Mais dans tous les cas, y compris dans celui du 1/2/1, j'estime que la qualité (pour ne pas dire la beauté) de certaines bandes provient de l'accord qui résonne entre les différents éléments de la bande. Donc l'organisation des vignettes (le type 1/2/1), mais aussi le déploiement chromatique, les lignes directrices des figures, le rythme des motifs, et tout ce que l'auteur voudra bien mettre en oeuvre.

   En ce sens, vous avez raison. Toutes les bandes de type 1/2/1 se lisent en Z. Mais l'accomplissement de la bande se manifeste lorsque les autres composants de l'oeuvre s'accordent avec le type 1/2/1.

   Cependant, vous y allez trop fort en disant que :

il n’y a figure/structure/composition/parcours en Z que si ce balayage de l’œil est en quelque sorte balisé ou indexé dans le strip

   Disons plutôt que si les instruments jouent ensemble, le résultat est plus harmonieux que dans le cas contraire. J'admets toutefois également que l'on puisse chercher intentionnellement la dissonance, et le résultat peut aussi être réussi.

   Ce qui nous mène à votre remarque suivante :

P. 48-50. Vous êtes ici très tributaire de Duc, je crois, avec l’idée que les mouvements doivent se poursuivre d’une case à l’autre

   La légende de cette illustration parle de mouvement et d'orientation. Mouvement est un terme inapproprié mais imagé, et qui correspond bien à la séquence. Si nous voulons parler précisément, ce que vous faite, retenons plutôt la notion d'orientation, c'est-à-dire de direction, de liaison, de ligature.

   Cela étant, je maintiens mon analyse. La seconde vignette de la figure 6 est organisée sur la diagonale de son rectangle. A mon sens, cette diagonale conduit par glissement le regard dans la case 4, et non dans la 3. En revanche, la répétition de l'avion au sol ne me pose pas plus de de problème que la répétition de l'avion en l'air.

Mais la BD doit-elle reconstituer les mouvements de façon aussi diagrammatique, impact/chute/cassage de bois, et, qui plus est, en prolongeant les trajectoires d’une case à l’autre ?

   Non, la BD n'a pas le devoir de le faire. Mais si elle choisit de le faire, elle à l'obligation de reconstituer les mouvements dans l'ordre (à moins que l'intention soit autre que démonstrative).

Ce n’est pas nécessairement un défaut, mais vous quittez un peu la théorie narratologique pour entrer dans l’esthétique, en manifestant ce qui selon vous serait un style narratif concis et efficace.

   Comme je vous l'écrivais, je n'ai pas le sentiment de quitter la théorie narratologique (je reprends votre terme). Mais je profite de l'occasion pour défendre le point de vue de l'esthétique, qui ne me pose aucun soucis, pour peu que les considérations soient argumentées, et donc susceptibles d'être remises en cause sur des bases intelligibles. De la sorte, je réponds également à votre remarque suivante :

Tenez-vous à des précisions telles que « Du reste elle est fort réussie, ce qui n’ôte rien et rend l’analyse plus agréable » (p. 182) ?

   De fait, j'y tiens. Je ne vois pas pourquoi je me priverais de le dire. Je le crois et cela me fait plaisir de l'écrire.

   Venons-en à présent aux W, U et tutti quanti. C'est effectivement un point important.

   Concernant votre remarque suivante :

Dans ce qui précède, la flèche décrit un parcours conventionnel d’une vignette à l’autre, chacune étant supposée réduite à un point dans un plan.

   Je crois avoir déjà répondu. Du moins partiellement. D'une part, je vous le disais, il est tout à fait possible d'imaginer l'oeil batifolant au sein de la vignette. A condition toutefois que la représentation s'y prête. Or, dans les exemples choisis, elle ne s'y prête généralement pas.

   Il y a en effet dans les vignettes des zones que l'on peut dire “fortes” (les visages, les textes). Ces zones sont indispensables à la compréhension, et, fort logiquement, l'artiste les a accentuées. Elles sont contrastées, détaillées, riches. Toujours dans ces mêmes vignettes, il y a des zones faibles. Ce sont généralement des masses colorées. Le lecteur ne s'y attarde pas, car rien n'y retient l'œil.

   Je maintiens d'une part que ces zones fortes forment un W, un N inversé, un U, etc. Et d'autre part que l'œil du lecteur, passant d'une zone forte à la suivante la plus proche, parcourra bien une trajectoire en W, en N inversé, en U, etc.

   Donc :

Je ne comprends pas davantage comment sont obtenus les W et les U. Je reprends la p. 90, illustration 11. On lit bien dans l’ordre des cases, 1, 2, 3, 4, ce qui correspond au même N renversé que l’illustration 10 de la p. 89.

   Non. La partie en bas à droite de la case 1 est faible, de même que celle en bas à gauche de la case 2. Vous la percevez, mais vous ne la lisez pas. Ou, pour reprendre ce que je disais plus haut, c'est très certainement pour cela qu'elles ont été construites. La ligne de force que vous êtes sensé suivre (vous ferrez comme vous voudrez en définitive) se construit sur la diagonale passant du coin supérieur gauche de la première vignette au coin inférieur droit de la seconde.

C’est donc la proximité des têtes du capitaine Li case 3 et du professeur chinois case 5 qui vous induit à les lire « ensemble » ?

   Exactement. Si les motifs sont cohérents, nous lions ce qui est proche au détriment de ce qui est lointain. C'est d'ailleurs l'argument que je développe dans le court chapitre consacré à la gouttière, lorsque que j'explique que la gouttière rapproche de façon inversement proportionnelle à sa largeur. J'utilise à nouveau l'exemple de l'écriture et des compositions où les mots sont plus espacés les uns des autres que ne le sont les lignes entre elles (Tschichold).

Et p. 92, comment obtenez-vous la suppression du récitatif jaune de la case 3 ?

   Ce récitatif pose problème précisément pour des questions de distance. Je suis près à parier que, sans s'en rendre compte, de nombreux lecteurs oscillent, depuis le capitaine entre la figure du professeur et le récitatif. J'ai pris le parti de laisser tomber le récitatif. C'est effectivement discutable, mais cela sert mon propos, qui est de révéler la possibilité de composition en W sur des modèles 2/1/2.

   Je vous rappelle que Jacobs n'a pas, me semble-t-il, formalisé explicitement ce type de construction. Tout ceci s'est probablement fait “au feeling”.

   Cela dit, je reviens sur votre question évoquant le modèle conventionnel :

Comment connaissez-vous le parcours de lecture dès lors que celui-ci est un tracé précis à la surface du strip et non plus un modèle conventionnel ?

   Pour ajouter que précisément, il est temps de relever certaines conventions dans les structures de fragmentation de la bande. Et ces conventions pourraient bien dépasser le seul champ de la bande dessinée. Je crois qu'il y a des recherches passionnantes à mener à partir de ces pressentiments.

Je pense d’abord que vos W et vos U (en tous cas les exemples que vous reproduisez) se caractérisent par la symétrie.

   C'est fort logique. Le W, le U, comme le V, le A, le M, etc. sont des lettres qui se dessinent effectivement en symétrie.

(La symétrie est ce que vous appelez équilibre à partir de la p. 133, mais elle s’étend ici au contenu, et pas seulement au multicadre.)

   Remarque tout à fait judicieuse.

P. 90 illustration 11, p. 92, illustration 12, cette symétrie est parfaite. (Mêmes personnages au même endroit des cases correspondantes, mais avec une inversion droite-gauche).


   Toujours d'accord.

Dès lors, on est dans l’utilisation décorative de Peeters, mais cette décoration (dont le vecteur est la symétrie) ne s’arrête pas à la planche mais intègre le contenu.

   Alors là, plus du tout !

   L'alternance symétrique de Mortimer et du professeur sert très fortement le propos, qui est celui d'un dialogue entre deux ennemis qui sont toutefois tous deux des hommes de science.

  De même, la position centrale du capitaine se pose en clé, en axe de la séquence. S'il faut reprendre les termes de Peeters, nous sommes en plein productivisme, et pas du tout dans la gratuité décorative. Mais au bout du compte, ce qui est enthousiasmant dans ces structures en W, en U, c'est que l'artiste, après s'être assuré de la confiance du lecteur, le fait aller a contrario des conventions que nous évoquions plus haut. En d'autres termes, il lui montre comment lire autrement. Et sans aucune gratuité. Il ne s'agit pas de constructions purement artificielles, de performances, puisque tout ceci ne cesse de servir le récit, et passe le plus souvent inaperçu.

   Par ailleurs, j'aime bien votre formulation de “frottements de la lecture”. Cela me semble bien convenir à la réalité.

   Bon, je dois en rester là. Veuillez patienter jusqu'à demain pour la suite. Il me faut absolument terminer de vous répondre et me remettre à l'ouvrage. Celui-ci doit être achevé fin mars. Je tâcherais d'y intégrer certaines de vos remarques.

   Merci encore de vos commentaires. J'espère que mes réponses sont en ligne.

   Très cordialement,

   Renaud Chavanne


1/3/05

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Bonsoir M. Morgan,

   Comme annoncé hier, je vais tâcher à présent d'achever ma réponse à votre eMail du 20 février.

   Il me reste à répondre à vos commentaires concernant les cases textes et la fragmentation.

   Commençons par une remarque amusante. J'évoquais hier, à propos du caractère judicieux de l'appellation Z, quatre raisons. Et je terminais en signalant qu'il ne fallait pas oublier l'ombre. L'ombre du Z, bien entendu, l'expression me paraissant parfaitement bien choisie pour qualifier la structure de lecture sous-jacente au bande de type 1/2/1. Et bien figurez-vous qu'en câlinant mon fils au moment d'éteindre la lumière, celui-ci me fait remarquer que Bulgroz est le verlant de Grosse bulle.

   C'était pour détendre l'atmosphère. Il est temps de conclure.

   J'ai déjà eu l'occasion de revenir sur la problématique des cases textes dans ma toute première réponse. Et, après avoir ruminé tout cela, il me semble que votre affirmation suivante n'est pas assez explicite :

Vous ne posez pas — et vous avez raison de ne pas la poser — l’équivalence : une case est une case, qu’elle contienne du texte oui du dessin ou les deux.

   Pourquoi dites-vous cela ? Ou, plus exactement, pourquoi pensez-vous qu'une case texte n'équivaut pas à une case figurative ? Comme je vous le demandais dimanche 27 : quelle est votre définition de la case ?

   Pour ma part, je crois avoir au contraire sous-entendu qu'une case texte est une vignette au même titre qu'une case qui ne serait que figurative. Bien sûr, elle n'ont pas nécessairement le même statut, ne doivent pas forcément être lues de la même manière, ne s'équivalent pas obligatoirement. Mais ne croyez-vous pas que cette absence d'équivalence puisse également se rencontrer entre deux cases figuratives, voire entre deux cases textes ?

   Il n'est pas certain qu'il soit possible de démontrer qu'il existe une différence radicale de statut qui rendent ces deux types de cases définitivement et totalement dissemblables.

   Par ailleurs, le fait de loger le texte dans une case n'est en aucun cas un phénomène évident de la bande dessinée. Surtout pas chez Jacobs, puisque la localisation du texte et son rapport avec l'image et la vignette évoluent avec le temps, d'un livre à l'autre.

   Il n'est donc pas anodin que le texte en vienne à occuper une vignette. Il n'est pas anodin non plus que cette vignette participe de la fragmentation.

   Bien sûr, tout ceci ne résout pas le problème. Mais cela ne m'incite pas non plus à vous suivre lorsque vous estimez que la fragmentation par le biais de vignette texte doit être distinguée dans les graphiques.

   Autrement dit, je vous demande de me prouver que vous avez raison.

   Tout en sachant que je ne suis pas hostile à une différence de degré entre la fragmentation de deux vignettes figuratives et la fragmentation détachant une vignette texte d'une vignette figurative. J'estime que la première fragmentation est plus radicale, plus délicate que la seconde. Mais je ne pense pas qu'il soit possible de nier l'existence d'une fragmentation dans le second cas.

   Pour reprendre au pied de la lettre votre propos :

Jacobs met systématiquement des espaces intericoniques pour séparer les récitatifs des cases.

    je ne dirais pas que Jacobs rajoute des gouttières sous les textes. Il ôte physiquement et radicalement le texte concerné de la figuration, en le logeant dans le même type de réceptacle. Il y a bien création d'une nouvelle case destinée spécifiquement à recevoir le texte.

   Quant à la figure 13, que vous évoquez dans votre remarque :

P. 57-58-59. Vous parlez du 2/3/2 qui est un 1/2/1 avec récitatif, mais ce 2/3/2 ne figure pas dans la figure 13.

   je précise que la figure en question ne présente pas toutes les possibilités de fragmentation induites par le texte. Elle se borne à montrer quelques dérivés possibles.

   Venons en maintenant aux questions de symétrie. Vous écrivez :

Il me semble que vous ne distinguez pas très clairement des bandes asymétriques mais gardant une symétrie, de bandes totalement libres. Les exemples que vous reproduisez p. 151 de déséquilibres par fragmentation restent régis par l’impératif de symétrie. La fragmentation est même une façon de « tricher » pour ajouter une case sans renoncer à la symétrie. Si je vous suis bien, vous mettez cela au même compte qu’une planche totalement asymétrique comme (je donne un exemple au hasard) les p. 30 et 31 de l’Atlantide. Du coup, vos piques (p. 190) contre Peeters, Baetens et Mouchart, qui insistent sur la symétrie chez Jacobs, font un peu pinaillage. C’est tout de même une caractéristique essentielle de l’œuvre jacobsienne ! Et, quoique vous ne le disiez jamais clairement, la structure ternaire du strip jacobsien découle selon vous de cet impératif de symétrie.

   J'ai choisi les exemples de la page 151 (illustration 19) précisément parce que la seule asymétrie qu'ils connaissent est due à la fragmentation. Du coup, ce sont des exemples exemplaires.

   A mon sens, une bande de fragmentation asymétrique est réellement asymétrique. A gauche une vignette, à droite deux : ce n'est pas symétrique.

   Vous m'objecterez peut-être que je fais état de semi-symétries dans le cas de bandes ou, par exemple, la case de droite occupe un espace multiple de celui occupé par la case de gauche. C'est juste. Mais ce facteur multiple entier n'est pas une évidence, c'est-à-dire qu'il n'est pas systématique. En revanche, si vous cherchez à appliquer ce même raisonnement de la semi-symétrie à la fragmentation (une à gauche, deux à droite), vous obtiendrez un modèle qui fonctionne toujours, pour la bonne et simple raison que, chez Jacobs, toutes les cases d'une même bande ont toujours la même hauteur. Autrement dit, le principe de la semi-symétrie n'est pas discriminant pour la fragmentation verticale des cases. Il n'est donc pas valide dans ce cas.

   Par ailleurs, vous ne pouvez pas dire que

La fragmentation est même une façon de « tricher » pour ajouter une case sans renoncer à la symétrie.

   Jacobs n'a en aucun cas besoin de tricher. Ses fragmentations initiales ont toutes été symétriques (modèles 1/2/1, 2/1/2, 2/2). Lorsqu'il déséquilibre ses fragmentations, c'est donc bien en toute connaissance de cause.

   Par ailleurs, je conteste le pinaillage. C'est tout de même un contre-sens total que d'illustrer l'équilibre des compositions de Jacobs via des exemples puisés dans La Pyramide, alors que précisément cet ouvrage est le moment du passage au déséquilibre, by jove ! Quant à Mouchart et à Baetens, ils se bornent à répéter ce qu'ils ont lu sans l'avoir vérifié. Ce n'est pas un crime, et je dois probablement faire souvent la même chose, également à tort. Je veux toutefois montrer que cette opinion erronée est largement partagée, et qu'il convient de la rectifier. D'autant que les travaux de Mouchart et Baetens sont tout à fait dignes d'intérêt, ce qui rend plus flagrante encore leur erreur.

   Que la symétrie est une caractéristique essentielle de l'œuvre de Jacobs ? Comment pouvez-vous dire cela ? Non. C'est une caractéristique du Rayon U, et une caractéristique essentielle de L'Espadon. Ce qui ne fait pas l'œuvre de Jacobs dans son entier, loin de là. Par exemple, en ce qui vous concerne, quels sont les ouvrages de Jacobs que vous avez rachetés ? La Pyramide, La Marque et L'Atlantide. Uniquement des œuvres asymétriques. Pouvez-vous franchement dire que vous êtes passé complètement à côté d'une caractéristiques essentielle de l'œuvre de Jacobs ? L'oeuvre de Jacobs est globalement asymétrique, comme l'essentiel de la bande dessinée d'Europe de l'Ouest d'après guerre (je marche là sur des œufs, car la connaissance de la diversité de la bande dessinée que vous montrez dans les Principes est très impressionnante; je n'arrive pas au niveau de votre petite orteil en la matière). Ce qui est absolument extraordinaire, c'est qu'il ai pu construire L'Espadon, et seulement L'Espadon, sur un principe de symétrie complexe.

   Enfin, je ne dis pas que la structure ternaire du strip jacobsien découle de l'impératif de symétrie parce que je ne le pense pas. Je pense le contraire. C'est l'impératif ternaire de la bande, héritée de Raymond, qui dicte la structure symétrique de la bande.

   Et si les trois bandes sont symétriques, la planche l'est nécessairement, et la case centrale du second strip est inéluctablement au centre de la planche. Jacobs est loin de l'ignorer, et il est certain qu'il en profite. Mais il est inexact de dire qu'il conçu la planche pour qu'elle ait une case centrale qui en constitue l'axe.

   Je crois avoir répondu à l'essentiel.

   Si mes dénégations sont plus nombreuses que mes assentiments, cela ne signifie nullement que je pense que vous êtes plus dans l'erreur que dans le juste. C'est seulement que je réagis comme la plupart des gens : je bondis lorsqu'on émet des objections et passe rapidement sur les confirmations. C'est humain, j'espère que vous m'en excuserez.

   Je vous remercie une nouvelle fois, et toujours aussi chaleureusement, du temps que vous avez bien voulu consacrer à vos commentaires. Ils ont été forts précieux, que nous nous accordions finalement ou non. D'ailleurs, je présume que la discussion n'est pas terminée.

   Si vous souhaitez réagir à tout cela, prenez votre temps. Il faut aussi me laisser quelques soirées pour finir l'ouvrage, que je dois rendre, comme je vous l'ai dit, à la fin du mois. Quoi qu'il en soit, je ne manquerais pas d'incorporer certaines de vos remarques à l'ouvrage. Ceci fait, je tâcherais de vous informer de ces incorporations.

   Toujours très cordialement,

   Renaud Chavanne


4/3/05

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Cher M. chavanne,

   Je vous remercie de vos trois longs mails. Ils étaient extrêmement éclairants. Le mail est vraiment une sorte de compromis entre la correspondance et la conversation, c'est une sorte de conversation en différé !

   Je résiste à la tentation de répondre en détail à vos excellentes remarques, pour ne pas alourdir encore (et ne pas prendre encore de votre temps, alors que vous bouclez). Je tente plutôt une synthèse, dans une perspective utilitariste, celle d'éventuelles modifications que vous inspirerait notre dialogue.

   Pour commencer, votre correspondance me montre une chose que la lecture du livre n'avait pas suffisamment éclairée, qui est que vous tenez à un côté primesautier et expérimental dans votre démarche. Comme l'ouvrage est très technique et très impressionnant dans l'usage de l'outil statistique (et parfois très aride), j'étais dans l'impression initiale que vous étiez dans une scientificité extrême.

   C'est une remarque importante, parce que du coup, mes observations sur votre préambule ou sur des passages du style « la planche est belle » portent à faux. C'est votre livre, c'est vous qu'il doit exprimer !

   Mais d'un autre côté, précisément à cause de cette latitude que vous vous laissez à vous-même, il me semble que vous gagneriez beaucoup à cerner mieux vos notions de façon à faciliter la tâche au lecteur, qui, dans la version actuelle, est un peu obligé de deviner de quoi vous parlez (ou n'est pas sûr d'avoir bien compris, ne sachant pas par exemple si structure en Z et composition en Z ont le même sens).

   Je crois que des « rechercher » systématiques sur des expressions clé (en fait, une simple recherche sur « en Z » et sur « 1/2/1 ») vous permettraient d'harmoniser les formulations dans tout l'ouvrage.

   Mon idée est la suivante :

   Pourquoi ne pas écrire systématiquement (je choisis une solution quelconque, naturellement, vous prendrez celle qui vous conviendra le mieux) :
   • structure 1/2/1, structure 2/3/2, pour la morphologie du strip ;
   • parcours en Z pour le parcours de l'œil dans un strip 1/2/1 ;
   • composition en Z pour le parcours en Z indexé par le contenu iconique
    (orientation des personnages, lignes de force du dessin, etc).

   De cette façon, la p. 43 serait titrée « Composition en Z » (au lieu de « Construction en Z »).

   La phrase p. 44 resterait « Cela étant, sachant que le regard suivra, dans un strip 1/2/1 un parcours en Z... ».

   La légende de la figure 9 deviendrait « Dans la composition en Z, les figures représentées... ».

   La p. 48 (après « Elle dynamise le récit au sein de la bande ») donnerait « On peut déceler dans de nombreuses autres bandes des ébauches de composition en Z. A l'inverse, quand certaines structures 1/2/1 font l'économie d'une composition en Z, elles paraissent un peu figées... ».

   Comparez avec vos versions. Vous conviendrez que c'est beaucoup plus clair.

   J'en arrive à vos structures 2/3/2. Je ne suis pas bien sûr que nous soyons fondamentalement en désaccord.

   Vous vous déclarez « pas hostile à une différence de degré entre la fragmentation de deux vignettes figuratives et la fragmentation détachant une vignette texte d'une vignette figurative ». Pour ma part, je dirais dans mon jargon néo-sémiologique que ces récitatifs à gouttières me paraissent insuffisamment séparés et ne pas constituer des objets sémiotiques bien distincts.

   Mais en réalité (et voici le fond de l'affaire), vous faites une hypothèse forte, qui est qu'une case est une case quoi qu'il arrive dès lors qu'elle est matérialisée par un trait de contour et une gouttière ; hypothèse qui me paraît soit dit en passant groensteenienne d'inspiration. On est dans le multicadre, l'appareil vide des cases et des bulles.

   Vous me faites miroiter des découvertes plus ou moins sensationnelles sur vos structures 2/3/2. Je crains que vous découvriez à l'usage que l'analyse débouche sur une impasse, autrement dit que vous trouverez que c'est sans raison particulière que Jacobs a opté pour tel choix morphologique dans l'ensemble d'un corpus, ou telle variante à l'intérieur de ce corpus.

   Le problème, autrement dit, est que vous ne pouvez pas trouver de corrrespondance claire entre la séparation horizontale par une gouttière et la fonction sémiotique du récitatif. Par ex. Atlantide p. 25 s 1 le récitatif au bas de la deuxième vignette a en réalité la fonction d'une case ne comprenant que du texte (comme les deux cases jaunes de la p. 24, qui lui fait face). La case à texte doit se lire à la suite de la vignette et continue le récit. Mais ce n'est évidemment pas le cas de tous les récitatifs à gouttière. Comparez Atlantide p. 32 s. 1, case 1 à 3. Les trois récitatifs ont exactement la même fonction. Celui de la 2e case est séparé par une gouttière, sans raison particulière autre que décorative.

   Pour ma part, je ne tire à propos des récitatifs en cases séparées horizontalement que cette conclusion bien maigrelette : quand le hiatus est grand (il s'est écoulé un laps de temps considérable ; on change de lieu ; on nous fournit des éléments nouveaux pour la compréhension de ce qui suit), Jacobs tend à user d'un récitatif séparé (inversement, le récitatif est dans la case quand il y a isotopie entre les deux). Mais c'est une règle qui souffre bien des exceptions, la frontière entre les deux catégories me paraît bien floue, et à la limite il faudrait inverser le raisonnement : c'est quand Jacobs veut éloigner un élément textuel du dessin qu'il sépare le récitatif.

(A propos, le mot de « vignette » désignant ces récitatifs à gouttière me paraît inadmissible, faute de dessin : une vignette c'est au moins un petit ornement et au mieux une véritable estampe. J'écrirais « case ».)

   Dernière remarque, il me semble que vous êtes quelque peu intégriste quand vous identifiez comme case un récitatif externe, mais pas un récitatif interne (espace rectangulaire située au haut d'une case, et qui est après tout séparé lui aussi des bords de cette case par une gouttière, même si celle-ci est investie par le prolongement du dessin).

   Et les bulles chez Jacobs sont elles aussi des cartouches rectangulaires !... Et comme les bavards jacobsiens remplissent parfois la case de leurs parlottes !...

   Puisque décidément vous êtes Groensteenien, soyez-le jusqu'au bout ! Tout cadre, interne ou externe, fait partie du multicadre.

   Vous voyez en résumé que je ne donne pas cher de la peau de vos 2/3/2. Je ne vous suggère pas de corrections sur ce point car je crois que nous resterons sur nos positions respectives, tout en n'étant, encore une fois, pas en désaccord fondamental : ce récitatif détaché est plus qu'un récitatif mais moins qu'une case.

   J'en viens au troisième point qui me paraît important, qui est l'affaire de la symétrie. Il me semble à bien lire vos mails que, trop près de votre recherche, vous perdez un peu de vue un aspect général jacobsien qui est bien la symétrie latérale. De votre point de vue, dès lors que celle-ci n'est plus complète du point de vue du multicadre (c'est-à-dire dès qu'un strip est asymétrique, horizontalement ou verticalement), on est sorti de la symétrie de la planche. Mais celle-ci est un élément stylistique constant. Entre le compartimentage libre (dominant dans la BD francophone) et la régularité du gaufrier, qui est la norme du strip américain classique, l'esthétique jacobsienne repose bien sur un axe central. Si je vous suis bien, pour vous une planche comme Atlantide p. 37 « Après avoir longtemps cheminé » est asymétrique. De fait, cases 1 et 3 n'ont pas la même largeur : c'est tout de même bien la symétrie qui domine cette planche et la rend typique de l'esthétique jacobsienne.

   Rapprochement hardi, mais tout à fait fondé, Jacobs est cousin de George Herriman, dont les planches se caractérisent elles aussi par cette symétrie souple.

   Je crois que vous auriez réellement intérêt à prendre en compte cette symétrie souple en tant qu'élément stylistique. Cela n'ôte rien à vos remarques sur la prééminence du strip dans la narration et dans la composition jacobsienne. Et loin de nuire à votre démonstration sur la renonciation par Jacobs d'un modèle rigide, cette reconnaissance de la symétrie comme élément d'ensemble l'appuierait plutôt.

   Vous allez me dire que je pinaille. Pour vous secouer un peu, je me coule un instant dans la peau d'un lecteur méchant et soupçonneux.

   Vous écrivez (sous le titre « déséquilibre », p. 133) : « L'explosion finale du Secret de l'espadon va entraîner la disparition progressive d'un principe majeur de la composition telle que Jacobs la pratiquait jusqu'alors : l'équilibre. » Même assorti du « progressive » qui l'atténue, c'est tout de même une proposition un peu terroriste. Je mettrais au moins une atténuation derrière cela, du style (j'écris n'importe comment) : « Ou plutôt, la symétrie, jusque là parfaitement géométrique et implacable, devient un principe compositionnel plus libre, où la correspondance des parties droite et gauche de la planche reste de mise mais n'est plus vérifiée au niveau du strip et de ses subdivisions. »

   Si je devais l'expliquer en termes poétiques, je dirais que Jacobs passe de la rime à l'assonance.

   Autre exemple (je suis toujours un lecteur méchant et soupçonneux). Vous reproduisez dans le tableau 3, Pyramide I, pl. 5. Présenter cette planche de but en blanc comme planche déséquilibrée, c'est-à-dire si je vous suis bien comme planche caractérisée par l'asymétrie, c'est tout de même un peu abusif  ! Et tomber cinquante pages après (p. 190) sur Peeters revient à donner des verges pour vous faire battre. Le lecteur éprouvera que Peeters a raison de trouver que « les équilibres symétriques sont trop parfaits pour avoir été obtenus par accident » !

Il me semble que dans cette partie sur la théorie stripologique, des bouts de phrase du style « sans revenir sur le goût jacobsien pour une symétrie générale de la planche, dénier l'importance centrale chez Jacobs du strip, etc., etc. » seraient plus efficaces que vos  « Baetens évoque la composition symétrique » furibonds.

   Encore une fois, vous avez raison, en ce qui concerne le strip jacobsien. Mais vous vous tirez dans le pied en ayant l'air de dénier la symétrie jacobsienne dès lors qu'elle devient imparfaite.

   Je vous exprime cela avec beaucoup de vigueur, n'est-ce pas, pour vous faire comprendre l'objection, et mes propos dépassent certainement ma pensée. Je sais que vous ne m'en voudrez pas.

   En espérant que mes remarques vous seront de quelque profit, je vous serre cordialement la main,

   Harry


  [Suite et fin prochainement]

 

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